Plusieurs articles de la presse récente, apparemment sans rapport les uns avec les autres (carburants verts, catastrophes naturelles, production d’énergie à partir de biomasse, émeutes de la faim), poussent à faire le rapprochement entre la production des carburants verts de premières générations (à base de produits ou sous-produits agricoles, qui peuvent être utilisés directement pour l’alimentation, ou de plantes spécialement dédiées non comestibles, mais utilisant les mêmes terres arables) et les émeutes de la faim à l’origine de profonds bouleversements politiques dans des pays émergents. Rapprochement osé et peut-être discutable, mais justement, discutons-en.
L’aviation à la recherche d’un carburant « vert »
Actuellement, les compagnies d’aviation, face à la hausse des produits dérivés du pétrole et pour des raisons de réduction des émissions de CO2, exigées par l’Europe, misent de plus en plus sur des carburants alternatifs. Mais produire en grande quantité du « kérosène vert » se heurte à plusieurs difficultés, et notamment à l’insuffisance de la biomasse. Et pourtant Dirk Van Drecken, représentant la Commission européenne à un colloque de l’Onéra (Office national d’études et de recherches aérospatiales) a déclaré :
L’introduction des carburants alternatifs est une question de survie pour l’industrie aéronautique.
Biodiesel et bioéthanol ne conviennent pas à l’aviation : ils gèlent à basse température et ont un pouvoir énergétique insuffisant. Par contre certains carburants issus de jatropha (une plante cultivée qui produit des graines non comestibles mais riches en huile) semblent très prometteurs. Mais justement, il s’agit d’une plante qu’il faut cultiver, et on touche là un autre problème : le problème du manque de terres arables et au-delà le changement d’affectation des sols pour des raisons de rentabilité.
Une étude de Swafea (Sustainable ways for alternative fuels and energy in aviation) montre que le potentiel de biomasse traditionnelle (agriculture, forêts et résidus) est insuffisant, d’autant qu’il faut déduire des sols que l’on pourrait utiliser ceux qui sont nécessaires à la production alimentaire et éviter parallèlement la déforestation, dont les effets se font déjà lourdement sentir. D’où la nécessité de soutenir la recherche sur un agrocarburant de troisième génération, à base d’algues et de levures.
Manioc, sorgho et pommes de terre au Cameroun
Loin de là, au Cameroun, un projet de plantation de 15 000 à 20 000 hectares de manioc, de sorgho et de pommes de terre est mené, avec l’accord du gouvernement, par la Forbes Energy Cameroon, projet extensible à 100 000 hectares en cas de réussite. Manioc, pommes de terre : pour l’alimentation humaine sans doute ? Mais non, pas du tout : exclusivement pour la production d’amidon à partir duquel la compagnie se propose de produire de l’électricité (15 MW par cogénération et capture du méthane), du bioéthanol, ainsi que des fertilisants organiques pour les agriculteurs justement. La Compagnie africaine des dérivés du manioc s’est d’ailleurs engagée à acheter toute la production de la première usine, soit 600 000 tonnes de racines de manioc par an.
Certains experts se montrent très réservés sur ce projet. On les comprend : ces dernières années, le manioc est devenu très cher sur le marché camerounais et avant de penser à le transformer pour produire de l’énergie, il faut s’assurer que la part de la consommation directe est suffisante. D’autant qu’il y a déjà eu dans le pays l’expérience du maïs : malgré une bonne production, le pays importe une bonne part de son maïs de consommation en raison de la concurrence des provendes et des usines à bière.
Flambée des prix alimentaires, blé en tête
Alors qu’au même moment, certains s’inquiètent réellement de la flambée des prix alimentaires, à l’origine « d’émeutes de la faim », qui ont provoqué, avant la révolte contre des gouvernements dictatoriaux, des conséquences politiques d’importance en Tunisie et en Egypte. En effet, le cours du blé a pratiquement doublé depuis l’été 2010, or il s’agit pour beaucoup de l’aliment de base.
Les raisons de l’augmentation des prix du blé sont à chercher dans les dérèglements climatiques qui ont sévèrement atteints certains pays grands producteurs et donc fait chuter considérablement sa production : sécheresse et chaleur record en Russie et au Canada (au total 20 % de la surface des terres à blé concernées), inondations catastrophiques en Australie et en Amérique du Sud. Et voilà qu’on annonce une sécheresse sans précédent en Chine, le premier producteur mondial. C’était déjà le cas l’année dernière, mais cette année est pire encore, la pire depuis 200 ans dans le Shandong, la deuxième région productrice du pays. Sur 14 millions d’hectares cultivés en blé en Chine, 5,1 millions d’hectares accusent un manque d’eau qui devient critique. L’armée en est même à tenter de provoquer les précipitations en bombardant les nuages avec de l’iodure d’argent (produit toxique d’ailleurs, qui joue le rôle d’agent de nucléation des gouttelettes d’eau qui transformeront la vapeur d’eau en pluie).
Ces nouvelles inquiètent d’autant plus que la Chine est, nous le disions, le premier producteur de blé mondial. Certes le pays a les moyens financiers pour en acheter en grande quantité et à n’importe quel prix sur le marché mondial, mais ce n’est pas le cas des pays émergents, qui s’en trouvent largement pénalisés. Même en France, le ministre de l’agriculture, Bruno Le Maire, a admis en début d’année « qu’il faudrait prendre des dispositions pour limiter les exportations et garantir le niveau des stocks », si jamais la crise perdurait.
Un organisme de régulation de l’utilisation des terres arables ?
La forte hausse de tous les produits agricoles de première nécessité (blé, maïs, sucre, huile…) provoque effectivement des effets désastreux. Mais actuellement 10 % de la production mondiale de blé et de maïs et 35 % de celle de sucre sont destinés à la production de biocarburant : ne vaudrait-il pas mieux les consacrer à l’alimentation humaine ? Des voix s’élèvent pour demander la création d’un organisme de régulation de l’utilisation des terres arables. Déjà dans certains pays, la compétition se fait féroce pour l’utilisation des terres arables entre productions destinées à l’alimentation et à l’industrie. Si l’on continue à vouloir à tout prix produire des biocarburants à partir des produits agricoles, que deviendront ceux qui, avant de se déplacer en voiture ou en avion, ont surtout besoin de s’alimenter ?
Sources : Le Journal de l’Environnement (articles du 11 février et du 14 février), Africelectric, Camnews24, Le Monde, Géo (image), Wikipédia